
Tout a commencé le jour ou cette stupide photocopieuse s’est enrayée. La stupidité n’est pas à proprement parler la caractéristique essentielle de cette machine à reproduire mais elle devrait au moins posséder un soupçon d’intelligence artificielle, utiliser ses fonctions internes et provoquer, à la demande, la connexion intrinsèque requise : "doigt appuyé sur la touche génère une copie".
Après avoir procédé à la manœuvre adéquate, aucune ombre de papier ne s’est profilée à l’extrémité de la fente, aucun ronronnement de moteur bien huilé ne m’a averti d’une arrivée probable. Je suis resté planté là, comme deux ronds de flan, prenant l’air inspiré du créateur face à son œuvre, pour détourner l’attention du ridicule de la situation.
Derrière moi, une quinzaine de voix disparates de tessiture, d’humeur, d’humanité même, m’a crié : « Il faut appuyer deux fois ».
Je n’ai pas eu d’autre choix que celui de répondre à ce borborygme unanime et convivial. Le mécanisme de la photocopieuse s’est alors enclenché dans un cliquettement de rouages compliqués, d’engrenages pétaradants pour finalement déposer dans un grincement affreux, presque une complainte lamentable, la copie tellement convoitée.
Je me suis assis à mon bureau, l’esprit en paix, le devoir accompli. L’inertie du travail de bureaucrate, l’immobilisme ambiant, le confinement de la pièce et la digestion difficile ont fini par me bercer, me libérant de ma tâche quotidienne, me laissant dériver sur les rivages des interrogations : « Qu’est ce que je suis obligé de faire deux fois, pour que ça marche ? »
Il s’agit d’une cruelle question pour un esprit aussi peu rationnel que le mien.
Par expérience, je sais que si j’appuie deux fois sur la touche « power » de mon téléviseur, il s’éteint. Si je trouve porte close chez Huguette samedi soir, il s’agira d’un concours de circonstances ; si cela se reproduit la semaine suivante, c’est qu’elle m’aura posé un lapin. Les blagues réchauffées m’ont toujours emmerdé, si Huguette me pose une seconde fois un lapin, je me suicide et si Legal, de la compta, m’embête encore une fois, je le tue.
Il est même des cas où on nous fait croire qu’on fait les choses pour la seconde fois, alors que c’est complètement faux. Pourquoi est-ce que je dois « repasser » mes vêtements, alors que je ne l’ai pas encore fait, reconnaître mes défauts alors que je ne m’en connais aucun, ne pas retourner ma veste alors que je ne porte que des gabardines non réversibles, ne pas faire du bruit à réveiller un mort alors que…
- « Mais Bon Dieu, Gilbert, réveillez-vous ! Vous empêchez vos collègues de travailler avec vos ronflements. Je vous préviens, je ne le dirai pas deux fois ».
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